Frapper le Hamas parmi la population civile : l’impossible stratégie de l’armée israélienne à Gaza
Frapper le Hamas parmi la population civile : l’impossible stratégie de l’armée israélienne à Gaza
L’armée israélienne a justifié ses frappes sur le camp de Jabaliya, dans le nord de l’enclave, qui ont fait de nombreuses victimes civiles, en insistant sur la destruction d’un poste de commandement souterrain du Hamas. Pour l’ONU, ces « attaques disproportionnées pourraient constituer des crim...
L’armée israélienne a justifié ses frappes sur le camp de Jabaliya, dans le nord de l’enclave, qui ont fait de nombreuses victimes civiles, en insistant sur la destruction d’un poste de commandement souterrain du Hamas. Pour l’ONU, ces « attaques disproportionnées pourraient constituer des crimes de guerre ».
Le cratère, tel qu’il apparaît, mercredi 1er novembre, sur les rares images qui sont sorties de Gaza, est profond. Comme dans un maelström, il semble avoir avalé littéralement les alentours – immeubles, êtres vivants, et tout ce qui se trouvait là –, au milieu du camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de l’enclave où a démarré, vendredi 27 octobre, l’opération terrestre de l’armée israélienne contre le Hamas.
Mercredi, tout était noyé dans le gris à Jabaliya, ce gris des bâtiments en miettes dans lesquels sont pulvérisées des vies, sous l’effet du puissant bombardement, intervenu la veille. Un deuxième bombardement a eu lieu quelques heures plus tard sur le camp. Dans le chaos de poussière et débris, des hommes et des femmes fouillent les décombres à la recherche des cadavres. On ne trouvera plus de survivants. Le Hamas a annoncé, jeudi matin, la mort de « 195 » personnes, un bilan impossible à vérifier de source indépendante. Il ne s’agit pas là d’une erreur, d’un tir malencontreux de proportions dantesques, mais le produit d’une décision assumée par l’armée israélienne, qui, selon toute vraisemblance, demeurera l’une des illustrations du conflit en cours et, déjà, opère un choc sur les opinions à travers le monde.
« Etant donné le nombre élevé de morts de civils et l’ampleur de la destruction à la suite des frappes aériennes contre le camp de réfugiés de Jabaliya, nous avons de graves préoccupations sur le fait que ce sont des attaques disproportionnées qui pourraient constituer des crimes de guerre », a déclaré le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, sur le réseau social X (ex-Twitter). Mercredi, à la suite de la Jordanie, la Colombie et le Chili ont rappelé leurs ambassadeurs en Israël. La Bolivie a coupé ses relations diplomatiques avec l’Etat hébreu, en l’accusant de « crimes contre l’humanité ».
Infographie
Prix à payer
L’armée israélienne assure qu’il y avait, sous le cratère, la cible militaire des bombes utilisées, – vraisemblablement des bunker busters, qui pénètrent en profondeur dans le sol pour détruire des objectifs souterrains. Il s’agissait d’un commandant du Hamas, Ibrahim Biari, à la tête de la brigade de Jabaliya, et qui serait, selon l’armée israélienne, l’un des acteurs-clés de l’opération menée par son mouvement sur le territoire israélien, le 7 octobre, qui a conduit à la mort de 1 400 personnes.
Lors d’un briefing pour la presse tenu mercredi soir, l’armée israélienne a assuré que, depuis le début de l’offensive terrestre israélienne sur Gaza, Ibrahim Bieri était retranché dans le réseau de souterrains où se trouvait son quartier général, avec un nombre important de ses combattants : « Nous savions que Bieri était dans un système de tunnels sous le camp. A Jabaliya, les structures du Hamas sont mélangées avec le système urbain. Depuis le réseau [souterrain], les hommes [du Hamas] pouvaient sortir, tirer des roquettes, des RPG [lance-roquettes] pour atteindre nos soldats », a expliqué l’amiral Daniel Hagari, avant d’ajouter : « On avait là une équipe de terroristes qui ont commis les actes du 7 octobre. »
Le bombardement avait pour but de traiter cette menace par le vide, en éliminant le commandant et ses combattants. L’effondrement général des habitations a été considéré comme le prix à payer. « Ce cratère est le produit de l’effondrement du réseau de tunnels qui se trouvait en dessous, explique Daphné Richemond-Barak, spécialiste de la guerre urbaine souterraine à l’université Reichman de Tel-Aviv. Si vous regardez les photos des destructions de tunnels pendant la bataille de la Somme, c’est exactement la même chose. »
Si, du point de vue opérationnel, l’opération est une réussite, elle constitue aussi une défaite à de nombreux égards. L’amiral Hagari en convient : « Ils [les responsables du Hamas] voulaient ces images, cette destruction. » Il sous-entend néanmoins que, d’un point de vue militaire, il n’aurait pas été envisageable de se laisser arrêter par la perspective de ce désastre humain. Les circonstances étaient-elles particulières ? Une source proche des milieux sécuritaires israéliens expliquait, mercredi soir, que les derniers combats dans les environs de Jabaliya avaient été les plus violents depuis le début de l’opération, dont le but semble être un encerclement progressif de la partie nord de Gaza, avec des objectifs de destruction dans cette poche de concentration d’installations du Hamas. L’armée israélienne a enregistré ses premières pertes significatives sur le terrain, seize de ses hommes ayant trouvé la mort. Onze d’entre eux ont été tués dans un véhicule de transport blindé de troupes touché de plein fouet par un tir. « On est entrés dans des affrontements d’envergure. Ce qui est à l’œuvre, c’est de ceinturer la partie nord de Gaza, et pour cela, on a fait entrer en jeu de nombreux chars, des unités d’élite et un nombre important de forces au sol. Il y a des zones où, à présent, on se bat de maison à maison », dit la même source. « Avec les tunnels, le Hamas a un avantage évident, celui de la surprise. C’est pour cela que nous enregistrons des pertes, même si nous avançons prudemment pour éviter de tomber dans les pièges. »
Choix binaire
Depuis le début de l’offensive, combien de responsables militaires et civils du Hamas ont été mis hors d’état de nuire ? Une source israélienne évalue leur nombre « entre douze et quinze ». Mis bout à bout, les noms rendus publics par les autorités israéliennes ne donnent pas, tant s’en faut, l’impression que le mouvement ait été décapité, même s’il s’agit de responsables d’un niveau raisonnablement important. Des estimations des sources israéliennes évaluent le nombre de combattants tués dans une fourchette trop large pour être significative (de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’hommes). Dans le même temps, près de 8 800 personnes, dont 3 648 enfants, ont été tuées depuis le 7 octobre dans les bombardements israéliens sur la bande de Gaza, selon le Hamas. Plus de 2 000 personnes seraient portées disparues, enfouies sous les décombres des bombardements qui durent depuis plusieurs semaines, d’après la même source.
Le coût humain pour la population civile des frappes visant le Hamas risque de demeurer l’un des marqueurs de ce conflit. D’autant que comparé aux estimations du nombre total de combattants du Hamas – qui pourrait s’établir aux environs de 30 000 hommes –, les pertes infligées au groupe islamiste ne constituent pas, à ce jour, un impact numérique décisif. Le même responsable israélien, qui a été impliqué des années durant dans la surveillance des activités du Hamas et « traitait » Yahiya Sinwar, – aujourd’hui responsable du mouvement dans la bande de Gaza –, jusqu’à sa libération en 2011 lors d’un échange de prisonniers, soupire, avant d’admettre : « Ils n’ont pas encore engagé le plus gros de leurs forces dans la bataille. » Il ne croit pas non plus que les leaders du Hamas aient envisagé l’opération du 7 octobre comme une opération suicide de grande ampleur. « Les dernières opérations de l’armée israélienne à Gaza [en 2014 et 2021, lors des précédents conflits entre Israël et le Hamas], avec leurs précautions pour ne pas s’engager dans un conflit trop violent, et trop sale, les ont convaincus qu’ils pouvaient tirer avantage d’une sorte de faiblesse de notre part. A présent, c’est comme si nous devions corriger ce tir, dans le sang. »